CHAPITRE II
Le chef inspecteur Karyl était effectivement un homme sympathique et qui plut à Aldren dès le premier abord. Grand, bien découplé, brun avec des yeux gris, son visage était ouvert et son regard droit. Rien dans sa mise ni dans son attitude n’évoquait sa profession de policier ; chez Nils non plus d’ailleurs. Mais si Anésia était réellement une planète libre, le métier de flic ne devrait même pas exister. Sauf pour aider les étrangers à trouver leur chemin dans la ville et les familiariser avec les mœurs locales, tâche à laquelle Karyl s’employa aussitôt avec une souriante cordialité.
— Avez-vous réservé un appartement dans un hôtel ? demanda-t-il lorsqu’ils franchirent la sortie de l’astrogare.
— Non. C’est la première fois que je viens ici et, puisque nous sommes désormais partenaires, je compte sur vous pour m’indiquer les bons endroits De préférence pas ceux que fréquentent les touristes…
— Ça va de soi. Nous allons prendre un air-car. La cité s’étend sur une longueur de trois cent cinquante kilomètres et une largeur de deux cents, des moyens de transport rapide sont nécessaires quand on veut se rendre d’un district à un autre. Vous allez voir que les nôtres marchent très bien.
Le petit véhicule était en effet un glisseur aérien automatisé. Les deux hommes y montèrent et Karyl désigna à son compagnon le tableau de bord sur lequel s’alignaient et se superposaient une bonne centaine de boutons numérotés.
— Ils sont disposés de façon à figurer le plan général de la ville ; il suffit d’appuyer sur l’un d’eux pour que l’appareil décolle et aille se poser au point correspondant. Il est guidé par un quadrillage de faisceaux électromagnétiques qui assurent à la fois sa sustentation et sa propulsion. Il n’y a aucun moteur dans la coque, l’énergie vient de la centrale émettrice.
— Guidage linéaire… Pas de risque de collision ?
— Manquerait plus que ça ! D’ailleurs pour plus de sécurité, il y a deux étages, l’un à trois cents mètres, l’autre à cinq cents, et chacun est orienté en sens inverse de l’autre. Nous partons par le premier.
Il posa l’index près du centre du tableau. Immédiatement l’engin s’éleva à la verticale jusqu’à l’altitude voulue, fonça vertigineusement en avant. Aldren hocha approbativement la tête, posa une nouvelle question.
— Tout à fait ce qu’il fallait pour une cité aussi dispersée que celle-ci, émit-il. Mais puisque le glisseur dépend du quadrillage porteur, il ne peut dépasser les limites du territoire habité ?
— Évidemment. Mais pourquoi en sortirait-il ? Tout le reste de la planète est vierge et pratiquement inhabité. Bien sûr on peut y aller, mais alors on se sert soit de véhicules terrestres tout-terrain s’il s’agit d’une simple promenade aux environs, ou alors de rovs, abréviation pour rovers. Ce sont des avions V.T.O.L. mus par deux réacteurs baryoniques et doués d’une autonomie pratiquement illimitée. Vous avez sûrement les mêmes chez vous et vous les connaissez aussi bien que moi. Cependant je précise que le survol de la cité par les rovs est formellement déconseillé ; on ne les emploie que hors des limites. Du reste ils sont tous parqués dans une dépendance de l’astroport d’où nous venons. Et si l’on veut effectuer une promenade dans la nature, il faut d’abord se rendre là-bas pour en emprunter un.
— Sage précaution. Et si un Anésien désire seulement se déplacer à l’intérieur de son quartier ! Rendre visite à un ami, faire son marché ou aller au théâtre ? Il y a quand même des voitures terrestres ordinaires, je suppose ?
— Les « ramps » ; du verbe ramper. Ce sont de simples breaks évoluant au ras du sol sur coussin antigrav. Le moteur est électrique. Les batteries qui l’alimentent doivent être fréquemment rechargées mais la réserve est tout à fait suffisante pour les besoins dont vous parlez. Chacun de nous en possède au moins un dans son garage personnel.
— Je constate que les planificateurs d’Anésia ont pensé à tout. On dirait que votre air-car commence à ralentir, nous arrivons sans doute à destination ?
— Dans une minute. Vous apercevez ce groupe de bâtiments qui se dessinent sur l’avant ? C’est le Centre de district : un collectif commercial et culturel à la fois. Marché, magasins, boutiques de toutes sortes, bars et restaurants, bibliothèques, casinos, stades, tout ce dont vous pouvez avoir besoin. La tour qui se dresse à gauche dans un parc est un hôtel de grand luxe à l’usage des touristes. Mais il y a aussi des petites résidences confortables un peu plus à l’écart où vous pouvez habiter en toute tranquillité. Exactement comme nous le faisons nous-mêmes dans nos demeures individuelles éparpillées dans la nature…
Le petit bungalow blanc et ocre posé au milieu de sa pelouse entourée de hautes frondaisons séduisit d’emblée Aldren. Il y passa le reste de l’après-midi à goûter un repos bien mérité après le voyage, puis, à la tombée de la nuit, sortit de son garage le ramp mis à sa disposition en même temps que l’habitation. Il retrouva aisément le chemin ramenant au Centre de district. Puis, après avoir parqué le véhicule sur un emplacement numéroté, gagna le tout proche restaurant où Karyl lui avait donné rendez-vous. Le chef inspecteur s’y trouvait déjà assis dans un angle de la salle. Après les apéritifs et les hors-d’œuvre, Aldren aiguilla la conversation sur le sujet de sa mission.
— Vous connaissez déjà notre problème, n’est-ce pas ? La recherche de la documentation nécessaire à l’établissement d’un brevet relatif à la dernière invention de feu Waldo. Nils a dû vous mettre au courant.
— C’était inutile. J’ai suivi toute votre entrevue avec lui de mon bureau par intervideo.
— Très bien. Je la résumerai pourtant. Waldo n’était pas seulement un très grand physicien mais aussi un homme habitué depuis longtemps aux formalités administratives en usage pour assurer la propriété d’une découverte et garantir ses droits. Il n’a donc certainement pas dû laisser traîner ses notes au hasard dans son laboratoire, mais les classer méthodiquement au fur et à mesure de l’avancement de ses travaux et les placer quelque part en lieu sûr. Vous avez fouillé sa villa ?
— Nous n’avions aucune raison de le faire puisqu’il s’agissait simplement d’un regrettable accident. Je me suis contenté d’y pénétrer pour m’assurer qu’il ne s’y trouvait pas. J’ai procédé à cette visite domiciliaire dès mon arrivée sur les lieux alors que les restes du labo brûlaient encore. Je n’ai rien remarqué d’anormal, seulement constaté son absence. Ensuite, dans la journée, nous avons découvert le corps calciné et nous avons tiré les conclusions que vous connaissez.
— Parfaitement logique. Pour en revenir à votre perquisition sommaire, avez-vous noté quelque part la présence d’un coffre-fort ?
— Pas que je me souvienne. Mais je vous répète que je n’ai fait que jeter un coup d’œil. Cependant il me semble que s’il y avait eu dans son bureau par exemple un meuble de ce genre, ça m’aurait frappé. J’ai une très bonne mémoire visuelle.
— En dehors de chez lui, alors ? Il doit y avoir des banques avec des salles de coffre dans le Centre de district ? On peut obtenir la liste de leurs propriétaires.
— Vous n’êtes pas encore habitué aux lois anésiennes, Aldren. La première et la plus importante est celle de la liberté individuelle sans restriction. Quand une banque loue un coffre à un citoyen, elle ne lui demande pas son nom. D’ailleurs si elle se le permettait, le citoyen en question aurait le droit de ne pas lui répondre ou de lui donner n’importe quel pseudonyme. Mener une enquête dans cette direction n’aurait pas une chance sur un million d’aboutir quelque part.
— Ce n’était qu’une vague suggestion. Nous disposons d’une piste beaucoup plus sérieuse et vous savez laquelle puisque vous assistiez par micro et caméra interposés à mon entretien avec Nils. Il nous faut retrouver ce Max Jensen qui, d’après Waldo lui-même, a participé à l’invention.
— C’est évident. Seulement là encore nous nous heurtons au même obstacle du principe de la liberté individuelle. Les services de l’identité judiciaire n’existent pas chez nous, ceux de l’état civil non plus. Puisque constitutionnellement, chaque citoyen est libre de vivre et d’agir à sa guise, aussi longtemps qu’il ne commet pas de délit grave ou de crime, il ne peut être fiché dans un quelconque répertoire administratif ou policier. Ce serait une forme d’entrave à sa liberté. Nous ignorons même le nombre exact des habitants d’Anésia, nous ne connaissons que celui des domaines et des demeures.
— Heureux pays ! Et le registre des impôts ?
— Il n’existe pas non plus. L’État vit de ses propres ressources industrielles commerciales ou touristiques.
— Un paradis fiscal ? Quand je serai las de voyager, je prendrai sûrement ma retraite ici ! Il y a tout de même un répertoire téléphonique ?
— Je l’ai consulté avant de venir vous retrouver. Évidemment, c’est le seul guide possible. Seulement, dites-vous bien que dans une ethnie d’origine Scandinave, le nom de Jensen est aussi répandu que celui de Schmidt pour une planète germanique, Dupont dans un monde français ou Popov en pays slave. Il y a douze pages de Jensen et j’en ai compté cent soixante-quatre dont l’initiale du prénom est un M. Ça va être un travail long et fastidieux, d’autant que celui qui nous intéresse a très bien pu décider de ne pas s’inscrire et de ne confier son numéro qu’à ses amis ou à ses fournisseurs…
— Ça n’arrange vraiment rien ! Où est ma bonne vieille Fédération avec ses bonnes vieilles archives en sept exemplaires ?… Là-bas, au moins, l’individu est soigneusement enregistré depuis le jour de sa conception jusque bien après celui de son décès, numéroté, classifié, suivi d’un bout à l’autre de son existence. Nous pouvons retrouver la date de sa rougeole, celle de son dépucelage, quantifier les manifestations de sa sexualité et savoir s’il préfère les blondes grassouillettes ou les petits garçons. S’il est carnivore ou végétarien, architecte ou pêcheur à la ligne, s’il fréquente les night-clubs ou les congrégations bouddhiques, à moins que ce ne soit les deux en même temps. Par-dessus le marché, on sait d’où il vient, où il est et presque où il va se trouver demain. Avouez que ça facilite les choses dans un cas comme celui qui nous préoccupe en ce moment.
— Peut-être. Mais où est la liberté si chacun de vos mouvements est contrôlé par un ordinateur tout-puissant ? Je reconnais que ça facilite le travail de votre police, mais cela signifie donc que chaque citoyen des Planètes Unies est tenu a priori pour un coupable présumé et qu’il doit être constamment surveillé dans l’attente du crime dont il va se rendre coupable afin de pouvoir l’appréhender dans la minute suivante ? Entre nous, Aldren, avouez que votre système n’a pour but que de faciliter l’arrestation de l’assassin après son meurtre mais nullement de protéger sa victime avant qu’elle soit assassinée. C’est ce que nous nommons le principe du « je vous l’avais bien dit » !… Cette forme d’autosatisfaction ne répare rien.
« Nous préférons offrir à nos non-administrés le meilleur climat social possible. Nous pensons l’avoir obtenu grâce aux deux premières décisions promulguées par les fondateurs de notre monde ; la première constatant que tous les malheurs de toutes les humanités ne sont pas la conséquence fatale du péché originel mais uniquement de l’injuste sentence frappant le couple biblique. Croissez et multipliez ! Faites en sorte que le nombre de vos descendants devienne si grand qu’il épuise toutes les ressources de sa terre et que la race ne puisse trouver de chance de survie que dans la peste, la guerre ou l’anthropophagie. Trois perspectives qui entraînent automatiquement la peur et la haine de ses semblables avec l’effet paradoxal du développement parallèle de l’instinct grégaire.
« Plus l’homme se multiplie, plus il s’entasse dans d’énormes fourmilières. Il s’agglutine au point que chacun respire l’air que l’autre vient d’expirer. Un bouillon de culture dans un cristallisoir de béton. Un amalgame de virulence dont la morbidité est proportionnelle au cube de la masse… D’où la formule numéro un : « profitez au maximum de l’espace qui vous est offert, dispersez-vous au travers des campagnes, mais n’oubliez jamais que vos enfants devront être aussi heureux que vous et que, si bon que soit le gâteau, plus il y a de convives et plus les parts sont petites ».
— Contrôle des naissances ?
— Non. Simple conseil de sagesse élémentaire. Chacun doit avoir sa place, son territoire personnel, son chez-soi bien à lui. Mais estimez-vous raisonnable qu’au bout de quelques siècles cet espace vital individuel ne mesure plus qu’une dizaine de mètres carrés au lieu de quelques centaines d’hectares ?
— Vous prêchez un converti, Karyl. Et quelle est la seconde loi ?
— Elle précise que liberté individuelle égale responsabilité individuelle. Les citoyens ne doivent pas être considérés comme des crétins pathologiques totalement dépourvus d’intelligence et incapables de raisonner sainement. C’est ce que les sociologues appointés prétendaient autrefois : « l’âge mental du peuple est celui d’un enfant de cinq ans » et les médias faisaient tout leur possible pour qu’il n’ait aucune chance de dépasser ce niveau ; c’était une excellente technique pour tous ceux qui désiraient manipuler le magma électoral en leur faveur. » Vous n’êtes que de malheureux imbéciles ; si un être supérieur ne vient pas à votre secours, vous êtes foutus. Votez pour moi, je suis le seul qui sois capable de faire votre bonheur, de vous rendre riches et vous ouvrir la porte du paradis ! » Les fondateurs d’Anésia ont préféré croire que le peuple était la somme des individus et non son quotient. Que un plus un égale deux et non pas zéro virgule cinq. Plus simplement que chaque Anésien ou Anésienne est tout à fait capable de conduire sa propre destinée comme il le juge bon sans le secours d’une nurse ou d’une gouvernante.
— En bref ?
— En bref : vous êtes majeurs et responsables de vous-mêmes. Vivez en paix les uns avec les autres, c’est tout ce que l’on vous demande. Personne ne viendra vous ennuyer.
— Fichez la paix à votre gouvernement, il en fera de même à votre égard… Et ça marche ?
— Au cours de la dernière décennie, nous n’avons enregistré que trois meurtres et dix-sept vols qualifiés. Toutes proportions gardées, quelles sont vos statistiques dans la Fédération pour la même période ?
— Aucune comparaison possible. Seulement vous n’êtes qu’un tout petit noyau. Quatre-vingt mille…
— C’est justement la raison d’être de la première loi. L’écosystème. Le maintien de l’équilibre dans le biotope. L’expérience de la Terre nous a révélé le chiffre critique : quatre milliards d’habitants. Nous atteindrons peut-être le demi-million dans trois siècles mais ça sera vraiment le bout du monde si j’ose dire. Le bout mais pas la fin en tout cas !
Aldren demeura un instant silencieux. En ce qui le concernait, Karyl ne faisait que prêcher un convaincu. L’expansion stellaire avait offert à l’humanité terrienne des espaces théoriquement illimités, mais savait-elle vraiment en profiter ? Déjà sur certaines planètes, les premières conquises, l’instinct de grégarité commençait à se faire ressentir. Particulièrement sous la forme de grandes mégalopoles, ces bouillons de culture enclos dans les colossales termitières qu’avait évoquées le chef inspecteur. Un curieux personnage, d’ailleurs, que ce Karyl ; il n’était pas seulement sympathique, mais par-dessus le marché remarquablement intelligent. Ça devait peut-être tenir au fait qu’il était un non-flic ? Un membre de la non-police ? De toute façon, sa conversation était certainement instructive, mais elle ne faisait que démontrer que le problème Waldo ne serait pas du tout facile à résoudre. Avec un petit soupir de désappointement, Aldren le ramena sur le tapis.
— Vous avez mentionné trois meurtres en dix ans. En comptant celui de mon client ?
— Évidemment non ! Rien ne permet de penser qu’il s’agit d’un crime ! Surtout depuis que vous nous avez appris l’existence de son collaborateur Max. Lequel des deux a péri dans le four crématoire du labo ? Pour le moment nous avons uniquement affaire à une double disparition et un seul cadavre non identifiable qui peut aussi bien être celui de l’un ou de l’autre des disparus. En outre, ce qui vous intéresse vous-même au premier chef, ce n’est pas le mort mais le survivant, quel qu’il soit. Vous êtes venu rechercher le dossier d’une invention, pas l’inventeur. Vous n’êtes pas notaire, que je sache ?
— Juste. Donc, ne perdons plus de temps et mettons-nous au travail tout de suite.
— Interviewer tous les Jensen d’Anésia ? Il est déjà plus de dix heures du soir, et nous n’avons pas le droit de réveiller ceux qui ont envie de dormir.
— Ce sera pour demain. Allons plutôt visiter la maison de Waldo plus sérieusement que vous n’avez pu le faire. En principe elle est toujours vide, non ? Personne ne pourra se plaindre que nous troublons son sommeil.